Théorie de l’esprit : la compréhension des états mentaux

Théorie de l’esprit : la compréhension des états mentaux

Théorie de l’esprit : la compréhension des états mentaux

Texte théorique / 2-5 ans, 5-12 ans / Développement cognitif, Théorie de l’esprit

Ce qu’on appelle « théorie de l’esprit » (Theory of mind, en anglais) concerne la capacité des enfants à comprendre leur propre fonctionnement mental ou celui des autres. En d’autres mots, comment les enfants en viennent à saisir que les états mentaux, tels que les croyances, les désirs, les intentions, les émotions ou les connaissances, déterminent les comportements humains (Houdé, 2013).

Bien qu’il soit probable que plusieurs comportements pendant la petite enfance soient des précurseurs de la théorie de l’esprit – par exemple, la capacité de communication référentielle (Deneault et Morin, 2007) ou l’empathie (Nader-Grosbois et Thirion-Marissiaux, 2011a) –, la majorité des auteurs ont concentré leurs travaux sur la période de 3 à 5 ans. En cela, les recherches sur la théorie de l’esprit nuancent la notion d’égocentrisme enfantin décrite par Piaget, puisqu’elles supposent une certaine compréhension de la pensée se révélant plus précoce que ne le supposait ce dernier (Piaget et Inhelder, 1980). On peut lire Thommen et Rimbert (2005) pour voir comment la théorie de Piaget et les travaux sur la théorie de l’esprit peuvent être conciliés.

L’intérêt pour cette théorie est de deux ordres. Premièrement, ce champ de recherche aide à comprendre comment les enfants arrivent à concevoir le fonctionnement mental, une connaissance qui peut être considérée comme le début de la métacognition chez eux (Troadec et Martinot, 2003). Deuxièmement, la théorie de l’esprit donne à l’enfant des outils pour interagir avec son entourage. Par exemple, prendre conscience que les autres peuvent avoir une représentation erronée de la réalité (comme dans les tâches de fausses croyances décrites plus loin) permettrait de mieux tromper autrui (Houdé, 2013) ou de comprendre certaines formes d’humour telle l’ironie (Thommen et Rimbert, 2005).

La compréhension des états mentaux qui composent la théorie de l’esprit s’acquiert à des moments différents selon l’état mental considéré. Wellman et Liu (2004) observent que les désirs sont compris avant les croyances. De même, les enfants arrivent à comprendre que deux personnes peuvent avoir des croyances différentes avant qu’ils ne comprennent qu’une personne peut avoir une croyance qui ne correspond pas à la réalité (ce qui est évalué par ce qu’on appelle les tâches de fausses croyances). Finalement, la distinction entre une émotion sincère et une émotion simulée par autrui semble comprise plus tardivement.

Le texte qui suit présente différentes tâches servant à évaluer le développement de la théorie de l’esprit qui sont illustrées dans les vidéos de ce site. 

Tâche de fausse croyance : contenu insolite

Parmi les états mentaux constitutifs d’une théorie de l’esprit, la fausse croyance est le plus étudié (Deneault et Morin, 2007). Une des façons d’en évaluer la compréhension par l’enfant consiste à le placer dans une situation de contenu insolite. On présente à l’enfant un contenant connu (par exemple, une boîte de friandises du commerce). Après s’être assuré qu’il connait le contenu habituel, on le laisse constater que le contenu est différent de celui attendu (la boîte contient d’autres objets ou friandises). On lui demande ensuite si une autre personne serait trompée par les apparences ou si elle saurait elle aussi ce qu’il y a réellement dans la boîte (comme l’enfant le sait lui-même maintenant). Si l’enfant indique que la personne serait trompée, c’est qu’il a compris qu’elle ne possède pas les mêmes connaissances que lui, et qu’elle a donc des croyances différentes. C’est entre 4 et 5 ans que la majorité des enfants répondent correctement (Deneault et Morin, 2007), montrant ainsi qu’ils saisissent la nature représentationnelle de l’esprit et que deux personnes peuvent avoir des représentations différentes d’une même situation. Ils comprennent aussi que des croyances puissent influencer le comportement des gens, même quand ces croyances sont fausses. À cet âge, l’enfant comprend que les représentations puissent être différentes lorsqu’une personne n’a pas eu accès à toute l’information. Il faudra toutefois attendre quelques années pour que les enfants puissent saisir la nature interprétative de l’esprit, c’est-à-dire comprendre que deux personnes puissent avoir des représentations différentes tout en ayant eu la même information (Thommen et Rimbert, 2005). 

Distinction apparence/réalité (tâche du livre-coffre)

Dans ce type de tâche – inspirée de Flavell et al., 1983; voir Houdé, 2013, p. 117 –, on présente à l’enfant un objet dont l’apparence est trompeuse (par exemple, un coffre qui ressemble à un livre). On lui demande dans un premier temps d’observer l’objet sans le manipuler et de dire de quoi il s’agit. On le laisse ensuite manipuler l’objet et découvrir sa vraie nature.

On reprend ensuite l’objet et on pose deux questions (Nader-Grosbois et Thirion-Marissiaux, 2011b) : une sur l’apparence de l’objet (À quoi ça ressemble?) et une sur l’identité réelle de l’objet (Qu’est-ce que c’est pour de vrai?).

Avant 4-5 ans, les enfants répondent qu’il s’agit d’une boîte qui ressemble à une boîte ou d’un livre qui ressemble à un livre. Ils ne répondent pas qu’il s’agit d’une boîte qui ressemble à un livre (Houdé, 2013). Ils n’arrivent pas à concevoir qu’il y a une différence entre les croyances suscitées chez eux par l’objet et ce qu’il est réellement. Cependant, à partir de 4 ou 5 ans, la majorité reconnait que l’objet leur a semblé une chose, mais qu’il est en réalité autre chose (Deneault et Morin, 2007). On peut considérer que cette tâche est une sorte de question de fausse croyance, mais intra-individuelle : l’enfant doit comprendre qu’il a eu une fausse croyance (Houdé, 2013).

Influence des croyances sur l’émotion

Harris et al. (1989, tel que rapporté dans Coutu, Bouchard, Émard et Cantin, 2012, p. 148) ont cherché à évaluer à quel moment les enfants comprennent que les croyances d’une personne, vraies ou fausses, peuvent influencer ses émotions. Dans ce type de tâche, l’enfant doit décrire quelle émotion aura un personnage en fonction de sa croyance (il croit boire du jus, ce qu’il aime), même si l’enfant sait qu’en réalité cette croyance est fausse (ce qui sera servi au personnage est en réalité du lait, qu’il n’aime pas).

Entre 4 et 6 ans, les réponses des enfants montrent une évolution dans leur compréhension, les amenant à saisir que l’émotion du personnage dépend de ses croyances à lui, et non pas de ce qu’eux-mêmes savent. Les enfants les plus jeunes indiquent adéquatement que le personnage sera déçu en buvant le liquide qu’il n’aime pas, mais ils croient aussi qu’il sera déçu avant d’avoir pu constater que ce liquide n’est pas celui qu’il croyait. À l’inverse, les plus âgés identifieront correctement que son émotion sera positive avant d’avoir bu le liquide et négative seulement lorsqu’il aura constaté qu’il boit du lait (Coutu et al., 2012). 

Compréhension du phénomène de la dissimulation des émotions

Les recherches dans le domaine cherchent à évaluer à quel moment les enfants comprennent qu’une personne peut exprimer une émotion alors qu’en réalité elle en ressent une autre.

Une façon d’évaluer cet aspect de la théorie de l’esprit consiste à raconter aux enfants de courtes histoires dans lesquelles un personnage est susceptible de ne pas vouloir montrer ses véritables sentiments. Par exemple, on explique qu’un enfant reçoit pour son anniversaire un cadeau qui ne lui plait pas, de la part d’un adulte qu’il connait. On demande ensuite aux enfants quelle expression l’enfant afficherait en recevant le cadeau et quelle émotion il ressentirait vraiment (voir Misailidi, 2006 pour la procédure, telle que rapportée dans Coutu et al., 2012).

Dans cette situation, les enfants de 5-6 ans répondent plus souvent que ceux de 4 ans que l’émotion exprimée en serait une de façade ou de politesse, différente de celle vraiment ressentie par l’enfant (Coutu et al., 2012). De même, Perron et Gosselin (2007) ont constaté que de l’âge de 5-6 à 9-10 ans, cette distinction s’améliore chez les enfants et que leurs explications de l’idée de dissimulation deviennent plus justes et plus complexes. Le développement de cet aspect de la théorie de l’esprit serait donc plus tardif que les autres aspects décrits plus haut. Certains auteurs ont observé une compréhension plus précoce de la distinction entre émotions exprimées et émotions ressenties en utilisant des réponses non verbales des enfants (tel que rapporté dans Perron et Gosselin, 2007). Il existerait donc un début de compréhension durant la période préscolaire, mais la compréhension verbale explicite serait plus tardive.

Il est à noter que, dans les recherches décrites plus haut, la procédure est légèrement différente de celle utilisée dans les vidéos du présent site. En effet, nous avons demandé aux enfants quelles seraient leurs émotions et expression d’émotions, alors que dans la plupart des recherches les questions portent sur celles d’un personnage. Ceci peut avoir contribué à rendre notre situation plus facile pour les enfants. Leurs réponses ressemblent néanmoins beaucoup à ce qui a été obtenu dans les recherches citées plus haut.

Pour terminer, les enfants sont meilleurs pour comprendre qu’une émotion est feinte si elle est produite dans un but acceptable (dans la procédure décrite plus haut, pour ne pas décevoir une autre personne qui donne un cadeau) que si elle est produite dans l’intérêt personnel de la personne qui dissimule son émotion réelle (Coutu et al., 2012).

Théorie de l’esprit et ajustement social

Le développement d’une théorie de l’esprit par les enfants est évidemment susceptible d’influencer leur façon d’interagir avec les autres. Par exemple, des recherches ont fait ressortir les difficultés de certains enfants autistes à développer une théorie de l’esprit adéquate. Ces difficultés pourraient expliquer certaines particularités de leurs interactions sociales (Baron-Cohen, 1995). De même, Astington et Edwards (2010) considèrent que le développement d’une théorie de l’esprit est une des étapes les plus importantes dans le développement de la cognition sociale.

Cependant, toutes les tâches mesurant la théorie de l’esprit ne présentent pas des liens similaires avec la qualité de l’ajustement social.

L’effet de la compréhension des fausses croyances, telle que mesurée par des tâches de contenu insolite semblables à celle illustrée sur ce site (trouver une façon de nommer la vignette sur les Smarties), sur les relations sociales est contesté. Certains auteurs trouvent des corrélations entre cette compréhension et diverses mesures d’ajustement social, en particulier dans les situations impliquant les habiletés langagières ou exigeant clairement de prendre en compte les intentions des autres. À l’opposé, d’autres auteurs observent que ces corrélations disparaissent si l’on compare des enfants d’âge et de niveau linguistique similaires (Deneault, Ricard, Quintal, et Nader-Grosbois, 2011).

Par contre, il est à noter que dans le cas spécifique des enfants autistes, le rapport entre la réussite aux tâches de fausses croyances et la compétence sociale serait plus évident (Larzul, 2010).

Concernant la compréhension des émotions, le lien avec les compétences sociales serait plus généralement accepté. En fait, certains auteurs considèrent que comprendre les émotions chez soi et chez les autres est un élément important de la compétence socioémotionnelle (Coutu et al., 2012).

Ainsi, selon ces derniers, plusieurs recherches ont montré que les enfants ayant une bonne compréhension des émotions présentent de meilleures interactions sociales avec leurs pairs lors de la période qui va du préscolaire au début du primaire. Ceci concerne des aspects tels que la popularité, l’acceptation par les pairs et la qualité des jeux sociaux. Certaines recherches indiquent un lien prédictif entre la compréhension des émotions et la capacité ultérieure à résoudre des conflits ou la popularité. De même, d’après Deneault et al. (2011), plusieurs recherches indiquent que la compréhension des émotions des autres serait associée au développement d’interactions positives avec les pairs.

Inversement, les enfants ayant peu de compréhension des émotions expriment plus fréquemment de la colère lors des jeux avec les autres enfants. Les enfants d’âge préscolaire présentant des difficultés à comprendre les émotions seraient aussi plus à risque d’éprouver des difficultés dans leurs interactions pendant la période scolaire (Coutu et al., 2012).

Références

Astington, J. W. et Edward, M. J. (2010). Le développement de la théorie de l’esprit chez les jeunes enfants. Repéré à http://www.enfant-encyclopedie.com/cognition-sociale/selon-experts/le-de....

Baron-Cohen, S. (1995). Mindblindness, An Essay on Autism and Theory of Mind. Cambridge (Mass.): MIT Press.

Coutu, S., Bouchard, C., Émard, M.-J. et Cantin, G. (2012). Le développement des compétences socioémotionnelles chez l’enfant. Dans J.-P. Lemelin, M. Provost, G.M. Tarabulsy, A. Plamondon et C. Dufresne (dir.), Développement social et émotionnel chez l’enfant et l’adolescent, les bases du développement. Québec, Canada : Presses de l’Université du Québec.

Deneault, J., Ricard, M., Quintal, G. et Nader-Grosbois, N. (2011). Les relations entre l'adaptation sociale de l'enfant et sa compréhension de la fausse croyance et des émotions. Dans N. Nader-Grosbois (dir.), La théorie de l'esprit, Entre cognition, émotion et adaptation sociale. Bruxelles, Belgique : De Boeck Supérieur.

Deneault, J. et Morin, P. L. (2007). La Théorie de l’esprit : ce que l’enfant comprend de l’univers psychologique. Dans S. Larivée (dir.), L’intelligence. Tome 1. Les approches biocognitives, développementales et contemporaines. Montréal, Canada: ERPI.

Houdé, O. (2013). La psychologie de l’enfant (6e éd.). Paris, France : Presses universitaires de France.

Larzul, S. (2010). Le rôle du développement des théories de l’esprit dans l’adaptation sociale et la réussite à l’école des enfants de 4 à 6 ans. (Thèse de doctorat, Éducation. Université Rennes 2; Université Européenne de Bretagne) Repéré à https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00505447/document.

Nader-Grosbois, N. et  Thirion-Marissiaux, A.-F. (2011a). Principaux cadres théoriques à propos de la Théorie de l'esprit. Dans N. Nader-Grosbois (dir.), La théorie de l'esprit, Entre cognition, émotion et adaptation sociale. Bruxelles, Belgique : De Boeck Supérieur.

Nader-Grosbois, N. et  Thirion-Marissiaux, A.-F. (2011b). Évaluer la compréhension des états mentaux “émotions” et “croyances”. Dans N. Nader-Grosbois (dir.), La théorie de l'esprit, Entre cognition, émotion et adaptation sociale. Bruxelles, Belgique : De Boeck Supérieur.

Piaget, J. et Inhelder, B. (1980). La psychologie de l'enfant. Paris, France : Presses universitaires de France, collection « Que sais-je ».

Perron, M. et Gosselin, P. (2007). Compréhension de la dissimulation des émotions chez l’enfant d’âge scolaire. Enfance, 59(2), 109-126.

Thommen, E. et Rimbert, G. (2005). L’enfant et les connaissances sur autrui. Paris, France : Éditions Belin (Belin Sup).

Troadec, B. et Martinot, C. (2003). Le développement cognitif. Théories actuelles de la pensée en contexte. Paris, France : Éditions Belin (Belin Sup).

Wellman, H. M. et Liu, D. (2004). Scaling of Theory-of-Mind Tasks. Child Development, 75(2), 523-541.

Date de parution ou dernière mise à jour: 

2018-01-19

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